Fiche lecture de Léonore BAZINEK sur Pascal MICHON

Pascal MICHON, Fragments d'inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris: Cerf 2010, 251p.  
Pour N.N. I Introduction.
 J’ai eu un véritable plaisir à la lecture de cet ouvrage car il présente des caractéristiques non négligeables de concision tout en faisant la part belle à la polémique surmontée d’une argumentation solide qui met en relief le cheminement des idées. Ainsi, le lecteur est tenu en haleine du début à la fin comme s’il était dans un roman policier.Parler du sujet n’est pas ici un exercice fastidieux bien au contraire, car ce n’est pas l’affaire des spécialistes mais de tout être. Et, comme dans les livres jeunesse dont on peut être le héros, Pascal MICHON nous entraîne dans l’aventure du sujet à un point tel, que le lecteur découvre qu'il peut lui-même être cet inconnu en prenant en main les possibilités de subjectivation qu'il parvient à entrevoir.Puis, en lectrice passionnée et aimant dévorer les nouveautés, j’ai eu envie, en toute modestie, d’apporter ma pierre à l’édifice en écrivant une fiche de lecture d’un livre de 250 pages pour «lecteurs débordés qui se sentent dispersés ». Faire une analyse sur un thème qui parle du sujet peut paraitre subjectif mais cette superposition de sujets n’empêche pas de présenter mes propos de manière rigoureuse. II Avertissement. Mon texte est, comme c'est souvent le cas, le fruit d'une lutte acharnée contre les résistances du quotidien qui ne veulent qu'étouffer tout travail d'écriture conséquent. Cette lutte, bien connue de tout un chacun qui ose prendre la plume, s'est amplifiée par deux questions d'ordre théorique, m'interdisant alors de vouloir rattraper le temps en procédant trop rapidement. MICHON poursuit la construction d'une œuvre, d'une théorie originale. Cette exigence demande une prise en charge à sa hauteur, tâche bien difficile d'autant plus qu'il y a absence totale des informations (auto)biographiques.Nous avons alors ici la démonstration que l'écriture impliquée est possible sans raconter sa vie, comme me l'expliquait la musicologue Françoise ESCAL.[1] III Plan. Le plan choisi ici n’est pas conforme au strict genre d’un compte-rendu ; nous suivrons le livre chapitre par chapitre. Pour chacun d’eux, j’ai relevé des aspects qui n’ont pas été pointés par d’autres.Ma digression s’explicite donc dans cette perspective car je m’attache toujours à montrer ce qui ne se voit pas et/ou ce qui ne s’est pas encore vu.Puis, ma fiche de lecture se terminera par  une bibliographie qui justifie mes propos et complète alors l’étude présentée ici.  IV Pascal MICHON. Dans cet ouvrage, l’auteur nous livre 15 ans de recherche et l’on remarquera qu’il prend plus de distance avec ses références tout en continuant à s’y appuyer car on ne peut nourrir ses propres réflexions sans objectif de transversalité.Cette transversalité l’a amené progressivement à l'élaboration d'une anthropologie explicitement historique se démarquant ainsi nettement des approches dualistes. Puis, en regardant comment s’opère le processus nous constatons que son œuvre se situe à la charnière d'une approche philosophique et d'une approche sociologique (cf. 235). Par là, il s'inscrit dans "une tradition théorique qui [...] commence avec Friedrich SCHLEIERMACHER  et Wilhelm Von HUMBOLDT[2] " et "qui passe par Ferdinand de SAUSSURE [3] (141) pour en arriver à Emile BENVENISTE[4]. "«Le langage»", note ce dernier, " »est radicalement arbitraire »", c'est-à-dire qu'"il n'est ni imposé par la «tradition»" - ce qui est une réfutation implicite et très concise de l'herméneutique gadamérienne -,[5] "ni produit par des «conventions», mais se manifeste par une importante productivité, irréductible à un progrès ou une simple dérive, tout en restant disponible pour tout être humain" (186). Cependant, MICHON a oublié de renvoyer à un membre important de ce continuum qu'est Friedrich NIETZSCHE[6] car c’est lui qui est arrivé au concept de sujet à travers la critique de l'institutionnalisation du langage et de la défense de la créativité irréductible de l'homme dans précisément le domaine langagier.[7]Pourtant,  MICHON convoque NIETZSCHE  dans d'autres contextes. Il annonce notamment une étude sur Michel FOUCAULT[8]  dans laquelle il se propose de lire NIETZSCHE à travers un prisme humboldtien (cf. 120). Ces quelques repères suffisent pour le lecteur pressé. Bonne élève de Jean Paul RICHTER[9] , je sais que tous les textes ne sont pas pour tous les lecteurs. J'invite alors les lecteurs pressés de laisser la suite aux lecteurs patients, car nous allons maintenant suivre pas à pas les traces de cet ouvrage passionnant.  V La problématique.  MICHON est sans conteste un des critiques les plus conséquents de l'herméneutique gadamérienne (cf. déjà 2000). Sa perception des dangers que présente l'analyse existentiale pour la vie humaine est un des moteurs de son travail. Et pourtant, MICHON ne va pas jusqu’au bout de ses intuitions, bien qu’il se livre ici à un exercice de rigueur. Le lecteur arrive mieux à cerner ses bases ce qui n'était pas le cas dans ses publications antérieures.MICHON traite de l'analyse existentiale heideggérienne, approche dans laquelle s’inscrit GADAMER, au sein des différentes disciplines scientifiques. Malgré certaines publications de ces dernières années, en allemand, anglais et français, MICHON ne semble pas avoir saisi la brutalité et la prétention d'exclusivité non négociable de ces "chemins de la destruction" comme il ne se gène pourtant pas de les appeler (cf. 21). Le cœur de notre problématique est bien là : avec l'analyse existentiale nous ne sommes plus à l’intérieur d’un courant parmi d'autres que nous appellerions science, mais face à un mouvement qui poursuit des fins à l'opposé même de la science moderne.  Digression : le retour du Blubo ?  De quoi s'agit-il alors ? L’analyse existentiale ou "herméneutique de la destruction", pour reprendre l'autodésignation d'un de ses protagonistes qu'est Jean- Luc MARION (cf. 2005), n'est rien d'autre qu'une des méthodologies destinées à imposer la vision du monde national-socialiste, paradigme plus connu sous l'abréviation allemande Blubo, qui s'est subrepticement infiltré dans le monde scientifique dès le 19e siècle.Une lecture attentive de quelques auteurs montre en effet qu'ils remplacent le but traditionnel de la recherche scientifique qu'est la vérité comprise comme la réalité des choses par la vérité comprise comme pureté de sang du peuple autochtone. Nous avons alors ici une entreprise se démarquant nettement des sciences traditionnelles, et notamment de la philosophie.[10]Je me dois de faire ici un aparté pour exprimer mon malaise au lecteur en rédigeant ces lignes, car je dois bien avouer que je suis embarrassée de piétiner sur ces terrains minés qui sont pourtant depuis des dizaines d'années le cœur de mes recherches (cf. p. ex. 2004).  Les travaux qui rendent accessibles les résultats de ces recherches, acquises par des processus extrêmement laborieux, sollicitant des réflexions philosophiques soutenues et des recherches supplémentaires interdisciplinaires, sont dans leurs débuts (cf. pour l'instant BLUMENBERG, 1999; Wilkins, 2009). Notons quand même au passage que la problématique travaillée ici a été déjà dénoncée par NIETZSCHE et abordée aussi par Henri LEFEBVRE (cf. plus spécialement 1966). En effet, il est incroyablement difficile de doser ici pudeur et agressivité, toutes les deux indispensables pour percer cette obscurité qui se veut imposer depuis bel et bien 54 ans. Je m'explique sur cela plus amplement à l'exemple de la discussion que MICHON présente de la réception de HUMBOLDT par, d'un côté HEIDEGGER et, de l'autre côté, Ernst CASSIRER[11]. VI Etude suivie par chapitre. 1) Le premier chapitre : programmatique. Il est consacré à une récapitulation succincte du développement des sciences humaines et sociales après la deuxième guerre mondiale. "Dans un admirable dialogue des sourds", constate l'auteur, "qui s'entendent à merveille, les stratégies du primat du social et du primat de la langue dominent ainsi depuis plusieurs décennies le champ des savoirs." (17) Dans le même style concentré, il nous propose ensuite un survol sur les facteurs idéaux qui ont conduit à retrancher la question du «sujet» des réflexions.Se démarquant d'une réduction de la philosophie aux discours qui excluent le quotidien, le langage, la littérature, il se démarque aussi "des chemins difficiles de la destruction de HEIDEGGER." (21)  La philosophie interroge de prime abord les compétences humaines qui permettent de connaître la réalité, mais cette assertion a été ouvertement combattue par HEIDEGGER. Ce diagnostic de MICHON est sans ambigüité (cf. aussi 25), bien qu'il n'arrive pas, à mon avis, à le saisir dans toute son ampleur, car il accorde à HEIDEGGER et à ses élèves tout au long de l'ouvrage le statut de philosophe !Pour accéder à une approche historique du sujet, MICHON mobilise la poétique comme hyper-expérience s'ouvrant à la relation au monde, au langage, aux autres et ainsi à la subjectivation. 2) Le deuxième chapitre : différentes conceptions de subjectivation. La subjectivation peut être conçue comme processus de l'individu se dégageant du groupe. Il s’en suit une émancipation, mais aussi une aliénation. Ces facteurs peuvent mener à une révolution. A l'inverse, la subjectivation peut aussi être vue comme internalisation des normes. Il en suit un enchevêtrement mutuel de l'objectivation par ces normes imposées de la subjectivation. Cette question est au centre de la psychanalyse (cf. 27sqq).Ce chapitre contient aussi une brève histoire critique de la pensée coloniale (cf. 30-33). 3) Dans le troisième chapitre, MICHON reprend ensuite plus spécifiquement différents auteurs du XXe siècle. Comme MICHON l'a remarqué, SCHLEIERMACHER a aussi inscrit la subjectivation dans l'histoire, plus précisément dans la suite des générations. Enfin, cela vaut aussi pour le cogito de René DESCARTES - dont MICHON semble méconnaitre l'importance - mais il faut avouer que j'ai passé, dans ma jeunesse, par l'école des Regulae (cf. 1962), exercice que je conseille à tout un chacun. Cette exercice laisse des traces indélébiles, le cartésianisme induit ainsi, se démarque pourtant absolument des cartésianismes caricaturaux ! A l’école de DESCARTES, au lieu de dissocier corps et âme, sentiment et pensée, comme on nous le répète à perpétuité, l’étudiant apprend à petits pas à utiliser et élargir ses facultés : processus qui correspond aux exigences d’une subjectivation réussie.L'approche que MICHON cherche et met en œuvre permet de s'exprimer sur le Comment de cette relation entre la connaissance qu'a le Je de lui-même d'un côté et la connaissance du monde de l'autre côté, et, finalement, à la formation du monde : le grand thème de SCHLEIERMACHER ! (cf. notamment 2003).Du point de vue de la philosophie de l'éducation, l'intérêt de ses recherches se situe justement sur ce plan où se rencontrent connaissance et éthique.MICHON est capable de mettre en mots des expériences que tout enfant fait plus ou moins, mais qui s'étouffent le plus souvent sous la couche des apprentissages imposés, déguisés en savoirs et connaissances. Un des buts assignés à une conception mondialement et historiquement majoritaire de l'éducation consiste en l'extinction de la perception de sa particularité, donc à l'étouffement d'un processus de subjectivation génuine. Pour parler en termes schleiermacheriens, MICHON nous donne alors les moyens qui laissent survivre le petit herméneute : il explore de son propre chef son monde.En effet, SCHLEIERMACHER ne soutient-il pas que l'enfant humain pratique dès le départ le procédé herméneutique, qui est caractérisé par cette compétence d'accès au monde ?[12] 4) Le quatrième chapitre est consacré à Wilhelm Von HUMBOLDT et  à Michel FOUCAULT qui semblent constituer les points d'appui théoriques les plus marquants de cette étude.La lecture de ce chapitre a été une expérience assez douloureuse au regard de mes propres recherches : MICHON avance que la méconnaissance qu’ils avaient de l’œuvre de HUMBOLDT permet de traiter ensemble HEIDEGGER et CASSIRER.Je ne mets pas en doute que CASSIRER ait pu mésestimer HUMBOLDT dans certains détails, mais je m'arroge de les inscrire dans la même lignée de recherche humaniste, faisant en sorte que leurs différences ne concernent pas le fond ! HEIDEGGER, par contre, et si on insiste à créer un lignage, est à voir dans la lignée plutôt d'un Johann Gottlieb FICHTE[13] qui cherche explicitement à intervenir dans la conscience de son public.[14]Par conséquent, je ne peux absolument  pas souscrire ce qui suit :"[...] CASSIRER, HEIDEGGER et GADAMER se comportent à l'égard de HUMBOLDT en philosophes traditionnels [...]." (77) Il serait, à mon avis, plus juste de présenter le positionnement de HEIDEGGER à l'égard de HUMBOLDT  et celui de CASSIRER séparément, sans créer une fausse communauté de contemporains qui, de facto, selon l'approche heideggérienne, ne peut en aucun cas  exister. Comme mycologue de longue date, je sais que l'occurrence de plusieurs champignons en même temps dans la même partie d'une forêt ne veut rien dire sur leur compatibilité.[15] Il est parfaitement possible que chaque espèce utilise des ressources complètement différentes et pourtant mises à la disposition par le même environnement.HEIDEGGER et GADAMER ne se comportent en rien en philosophes traditionnels ! Ils sont bien contemporains de CASSIRER mais ils ont utilisé et contribué activement à la création d'une autre mentalité que celle poursuivie par la philosophie traditionnelle. Ce n’est point se fourvoyer que d’annoncer que c’est bien NIETZSCHE, qui a, le premier, exclu les antisémites de la philosophie.[16]Pour en revenir à notre texte, par le biais des concepts de HUMBOLDT, MICHON parvient à tracer les conditions qui permettent de sortir des tentatives d’une anthropologie dualistes (cf. 75-77) ; conforme au projet qu’il s’est préposé.  5) SAUSSURE.Non, je ne censure pas SAUSSURE mais j’ai décidé de ne pas en rendre compte ici pour arriver plus rapidement au concept de rythme qui constitue le parti pris de ce livre. 6) Chapitre 6 : Le concept de rythme.MICHON explicite comment, à partir d'une lecture d'Emile BENVENISTE  il est arrivé à cette notion (115-118). Il en arrive à la conclusion que ce dernier ne voit pas en "le langage [...] le médium de l'accès au savoir et à l'émancipation humaine", se démarquant alors de HABERMAS. "Pour ce qui concerne la relation de la langue à la société, comme pour celle de l'individu au social," poursuit l'auteur, "la position critique prise par BENVENISTE ne consiste pas à montrer le travail dialectique des éléments opposés des couples en question, ni, du reste, à l'inverse, en revenant à une position pré dialectique, à se borner à constater leur opposition irréductible." BENVENISTE se positionne de manière spécifique, ce qui lui permet de percevoir un autre lien entre le langage humain et la société. "En se plaçant exclusivement du point de vue du langage," constate alors MICHON, "il cherche à suivre le caractère spécifique des logiques de l'interdépendance sémiotique hiérarchisée, de la transcendance subjective réversible en les subsumant sous le principe d'une manière de fluer." Ne nous cassons pas ici la tête sur ce que cela veut dire, nous y reviendrons. Terminons pour l'instant la lecture de ce paragraphe :"Il pose ainsi les premiers éléments d'une théorie de l'historicité à la fois non dualiste et non dialectique qu'il faut appeler rythmique." (118) 7)                 Chapitre sept : GADAMER : identité double, double identité ou identité doublée ? (131-141)Le mérite de MICHON consiste indéniablement dans cette lecture attentive d'un auteur plus que rebutant  autant d’un point de vue stylistique que d’un point de vue de ses présupposés massifs. Mais il constate aussi que "GADAMER possède une sensibilité personnelle à la poésie et au langage" au lieu de se focaliser sur l’idéologie marquée de cet auteur, lecteur de CELAN. Par là, MICHON se retire ainsi de sa posture de philosophe critique des dualismes et continue : "qui excède ce qu'il en pense d'un point de vue purement intellectuel". (134)Pour autant, MICHON n'oublie pas de mentionner que "la machine herméneutique reprend vite le dessus." Mais attention : nous avons déjà expliqué qu'entre l'herméneutique de SCHLEIERMACHER qui cherche à scruter la manière dont les liens entre la compréhension humaine et la réalité se forment, et l'herméneutique de la destruction qui cherche à éliminer les impuretés de la nation, il n'y a pas de dénominateur commun. En résumé nous pouvons dire que ce chapitre sur GADAMER est on ne peut plus clair sur le plan du contenu mais nous ne manquerons pas de relever les faiblesses méthodologiques du positionnement de MICHON. Il énonce bien que le texte de GADAMER qu'il analyse ici, met en évidence la contradiction entre la personne qu'est GADAMER et l'idéologue qu'il est devenu. Mais ensuite, il déplace cette différence entre ce qu'un philosophe peut tirer de son intuition artistique et ce que ce philosophe n'arrive pas à attraper avec son intellect !Malgré mes critiques, ce chapitre garde toute sa valeur pour des lecteurs qui se positionnent dans une approche scientifique objectivante. En outre, c'est aussi une des parties les plus polémiques de ce livre. Nous trouvons ici une phrase qui exprime de façon concentrée le nœud du problème posé par ce livre : "La question de l'art [...] est, après celle du langage, la seconde clé de toute historisation du concept de sujet." (131) Nous revenons ainsi à la tradition convoquée, à savoir à SCHLEIERMACHER et à HUMBOLDT qui conçoivent le langage comme activité. 8) Le chapitre suivant reprend ces thèmes en faisant plus précisément émerger les notions d'inconnu et d'aventure liées à toute vie particulière.  9) Venons-en alors rapidement au dernier chapitre : Individuation, contradiction, subjectivation (221-242), véritable point d'orgue.Une citation de cette partie remobilise l'ouvrage dans son ensemble : "Dans son livre, LTI - La langue du IIIe Reich. Carnets d'un philologue, Victor KLEMPERER a montré comment le régime nazi a pu se construire et assurer une grande partie de son pouvoir en instillant dans les masses à travers la radio, la presse, le cinéma et les discours politiques, des manières de parler qui rapidement atteint les conversations les plus banales et les plus intimes des individus. Loin de reposer sur la simple propagation des représentations conscientes, la domination nazie s'est fondée sur un contrôle et une mise en forme des rythmes de l'activité langagière. KLEMPERER  relève ainsi la dilection du régime pour les mots d'origine étrangère que l'Allemand moyen ne comprend pas et qui orientent les esprits vers le rêve et la croyance; la prégnance du vocabulaire religieux lorsqu'il s'agit de parler du Führer ou du parti; la péjoration de certains mots comme «intelligence», «objectivité», «système», «scepticisme», «pondération»; la survalorisation de certains autres comme «croyance», «soumission», «vision», «mouvement», «attaque», «agression» etc. Mais KLEMPERER ne s'arrête pas là. Au-dessous de la couche des mots, il note également l'invasion du langage quotidien par les tournures et le style oratoire souvent hystérique et haineux, des discours adressés aux foules assemblées lors de grandes réunions que multiplie le régime. D'une manière encore plus insidieuse que dans le cas du vocabulaire, les locuteurs sont ici amenés à adopter un type particulier de dynamique discursive." (223) Se référant étroitement à BENVENISTE, MICHON explique ce phénomène de plus près : "Dans le cas du rapport qui s'établit au sein des systèmes sémiologiques, la langue et la société ont une structuration commune et la langue est simplement le meilleur exemple de ce type de structuration." Cette connivence est à la base du théorème de la subjectivation individuelle et collective. Pourtant, "BENVENISTE ne dit pas qu'il faille y voir une relation de causalité ou d'engendrement. Au contraire, c'est précisément la relation entre la langue et la société qui est en jeu. Il s'agit de la «langue en emploi et en action.»" C'est la langue qui organise «toute la vie des hommes», donc qui "constitue clairement le collectif et le singulier : «Seul le fonctionnement sémantique de la langue permet l'intégration de la société et l'adéquation au monde, par conséquent la régulation de la pensée et le développement de la conscience»." Ainsi, "chacune de ces deux entités, le langage et la société, implique l'autre." (cf. 198sq)La conceptualisation de BENVENISTE se concentre pourtant sur l'individu. "Il n'est pas passé du je au nous." (214) C'est ainsi que MICHON reprend la tentative d’Henri MESCHONNIC d'une poétique élaborée à partir d'une critique des rythmes et visant une politique du sujet. Nous pouvons alors "observer, dans leur dynamique propre, les interactions qui forment le tissu de la réalité collective." MESCHONNIC a conçu le rythme comme un "trait d'union, au lieu d'une dialectique, entre l'individu et la collection humain." (207)C'est ici que prend naissance l'entreprise poursuivie par MICHON. "On voit émerger ici un nouveau champ de recherche extrêmement prometteur," constate-t-il toujours en se référant à MESCHONNIC "celui de la rythmisation de la vie collective par les discours ou, pour le dire autrement, celui de l'invention langagière d'un «ordinaire collectif»." Discours singuliers et collectifs sont portés par "quelque chose d'analogue [...] ses manières de se mouvoir dans le corps, d'avancer dans le langage et de jouer dans les interactions sociales." (210) Un inventaire des acquis de ce "dispositif théorique" (239) introduit la fin de cet exposé. Ces acquis se déclinent sur plusieurs registres :- premièrement, "il nous permet [...] de rendre compte [...] de la multiplicité et de la spécificité des formes d'individuation ;" (ibid.)-  deuxièmement, comme chacun adopte de temps à autre un autre rôle, l'accent sera mis sur "le type de rythme qui organise les multiples conflits et alliances" au lieu de focaliser les contradictions, voire les animosités ;-  le troisième résultat en est étroitement lié : c'est l'acception du fait "que l'individuation est fluente et continue" (240). Et si[17] "l'agent [...] le sujet [...] est tout entier donné, à chaque fois, [...] il est donc multiple" (ibid.).En outre, il retient "quelques maximes simples", mettant surtout "sans cesse en circulation à la fois une utopie du sujet et une capacité à transformer celui-ci en « transsujet » (240sq). Je passe rapidement, car l'analyse de ces propos est déjà entamée dans l'étude annoncée à plusieurs reprises et j'espère pouvoir la soumettre au jugement public prochainement. Venons-en alors au :- cinquième résultat : à savoir la possibilité d'interroger "cette maximation de notre puissance de vie, cette subjectivation. Est-elle extensible "à la totalité de notre vie ?" (241)Nous voilà arrivés à l'inconnu. MICHON reconnaît que cette question implique une radicalité certaine. VII Conclusion.  Par conséquent, je me permets pour une deuxième et dernière fois une citation longue - celle de la fin du livre - pour ne pas trafiquer sa conclusion : "Si nous devions devenir agent de la totalité de notre vie, il apparaît en effet - alors que des pans entiers de cette vie ne dépendent pas de nous - que nous serions bien incapables de subjectivation. Or, l'observation montre que ce n'est pas le cas. Le fait que KAFKA ou PESSOA aient été de tous petits employés ne les a pas empêchés de devenir des sujets de la littérature mondiale et de participer, à travers leur public, à la construction de sujets collectifs et singuliers. De même, ce n'est pas parce que la majorité des travailleurs ou des consommateurs est aujourd'hui en grande partie dominée par des rythmes qu'elle ne maîtrise pas, que ceux-ci ne peuvent devenir sujets dans les interstices rythmiques qu'ils sont capables de se ménager dans l'organisation de la production et de la consommation ou dans certains autres champs, comme l'éducation de leurs enfants ou la vie associative, ou même encore de temps à autre, dans le champ politique. Il nous faut donc nous donner un critère moins absolu et rechercher toute possibilité de subjectivation, sans avoir cependant jamais l'illusion que ces subjectivations pourraient faire de nous les sujets totaux de notre existence." (242).    VII Bibliographie. BAZINEK, Léonore (2004) Fraction d'histoire de vie à l'occasion d'une lecture, dans : L'école et l'université en question, Saint Denis (Les IrrAIductibles no. 5), 429-460. BLUMENBERG,  Hans (1999), La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 689p. DESCARTES, René (1962), Regeln zur Leitung des Geistes (1628), Hambourg,Meiner, XVII.149 p. LEFEBVRE, Henri (1966), Le langage et la société, Paris, Gallimard, 376p. MARION, Jean Luc (2005) La «fin» de la métaphysique comme possibilité, dans : Zarka, Yves C./Pinchard, Bruno (dir.), Y a-t-il une histoire de la métaphysique ?, Paris, PUF, 343-368. MICHON, Pascal (2005), Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 466p.- (2000), Poétique d'une anti-anthropologie, Paris, Vrin, 254p. NIETZSCHE, Friedrich W. (KSA), Kritische Studienausgabe, éd. Giorgio Colli/Mazzino Montinari, Munich/Berlin:dtv/De Gruyter 21988, 15 vols. SCHLEIERMACHER, Friedrich D. (1987), Herméneutique, Paris, Cerf, XVIII.202p.- (2003), Ethique (1805-1806), Paris, Cerf, 240p. WILKINS, John (2009), Species. A history of the idea, Berkeley Univ. of California Press, XIV.305p.                                                  Léonore BAZINEK (Laboratoire ERIAC, Université de Rouen).                                                                                                                     Relu et corrigé le 22 oct. 11          [1]Propos recueillis par téléphone, printemps 2009. [2] (1768-1834). [3] (1857-1913). [4] (1902-1976). [5]  (1767-1835).  [5]Hans Georg GADAMER (1900-2002) a propagé une herméneutique qui se veut universelle et dont sera amplement question, cf. infra. [6] (1844-1900).  [7]Dans un texte programmatique, A propose de la vérité et du mensonge au sens extramoral (KSA 1, 872-890), cf. : "Ce n'est que par l'oublie de ce monde primitif métaphorique, [...] c'est seulement par la croyance invincible que ce soleil, cette fenêtre, cette table est une vérité en soi, bref - c'est seulement par ce que l'homme s'oubli comme sujet, c'est-à-dire comme sujet artistiquement productif, qu'il peut vivre avec une certaine tranquillité [...]." (ibid., 883sq). [8] (1926-1984). [9] (1763-1824).      [10]Discutant le travail de Victor Klemperer (1881-1960), Michon montre pourtant qu'il a rencontré cette tentative de réinstallation des références scientifiques. Mettant en avant la notion de l'organique, le national-socialisme s'est apprêté pour détruire "l'idée de vérité une et universelle, censée exister pour une humanité universelle imaginaire." (2005, 379) A la place de cette vérité, on a désormais une ">vérité organique< qui naît du sang d'une race et ne vaut que pour cette race." (Ibid.) Cependant, Michon soutient que "cette vérité organique n'est pas pensée et développé par l'intellect, elle ne consiste pas dans un savoir rationnel, elle se trouve au «centre mystérieux de l'âme du peuple et de la race»" (ibid., 379sq). - Michon retrace ensuite les explicitations de Klemperer par rapport au paradigme de mouvement et de l'assaut et en vient à la Blubodoktrin, la "«doctrine du sang et du sol»" (ibid., 382) - Si je ne mets pas en doute que ces élucubrations viennent de ce centre mystérieux, je mets en doute qu'il s'agit ici d'une entreprise par-delà de la raison. Bien au contraire, la Blubodoktrin est une fabrication du raisonnement humain dont je m'attache actuellement à élucider la mise en place. - Qu'il s'agisse néanmoins d'une entreprise par-delà de la philosophie, voire des sciences dites traditionnelles, me semble pourtant un diagnostic indéniable. - Dans le cadre des recherches discutées ici, il faut scruter plus précisément les concepts de rythmisation et de subjectivisation car, à mon avis, ni l'un ni l'autre ne se passent extra rationem. Qui plus est, dans une certaine perspective, comme le soutient MICHON, la nazification de la société peut être lue comme une sorte de subjectivisation (ibid., 391sqq). [11] (1874-1945).      [12]Le but de l'herméneutique, "la compréhension au sens le plus élevé", concerne surtout le langage et les pensées. Dans ce contexte, Schleiermacher écrit : "Puisque nous pratiquons l'interprétation dans ce sens depuis l'enfance, on pourrait penser que la théorie est superflue. Ce qui est plus ordinaire se comprend spontanément; ce qui est supérieur est affaire de talent et de génie, qui est censé s'aider lui-même." (1987, 74) [13] (1762-1814).      [14]Je ne peux pas détailler ce point ici. Je me base sur la correspondance de ses auditeurs à l'université de Berlin avec Schleiermacher. Ils expriment cette souffrance, d'un côté, que l'enseignement de Fichte risque de les priver de leur foi (compris ici comme fondement intérieur de leur propre conscience), mais que la fascination qu'exerce son enseignement mystérieux les attire au point qu'ils continuent à suivre ses cours. - Rappelons que je suis en train de mettre tout cela en ordre; la publication des premiers résultats de cette enquête est prévue dans les mois qui suivent.      [15]Je me rappelle encore des boutades de mon père sur Heidegger lorsque nous avons cherché des champignons au Todtnauberg dans la région de Fribourg. A l’en croire, Heidegger aurait mieux fait de chercher des champignons dont la détermination demande une exactitude sans faille, que l'esprit germanique ... .      [16]Cf. par exemple Nous, les savants, dans Par-delà Bien et Mal (KSA 5, 128-149); frg. septembre 1888 19[10] (Ibid., 13, 546).      [17]Michon admet qu'une individuation sans subjectivation est possible, mais d'une moindre qualité (cf. ibid.).

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